L’installation
Le Léthé a été installé sur le canal de l’Ourcq, à Paris, entre le 13 Septembre et 24 Octobre 2015. Le texte ci-dessous raconte les aléas de ce parcours*. Léthé was installed along the « canal de l’Ourcq », in Paris, between September 13th and October 24th 2015. The following text tells the road I traveled to produce this installation.
*Texte paru dans l’Oeil de la photographie le 28 Septembre 2015.
Si la photographie est faite pour parler de « traces » alors moi j’ai voulu dérouler celles qui me restaient d’une histoire douloureuse sur la longueur d’un lieu d’eau. Pour jouer avec les reflets avant tout, le reflet de mes images dans l’onde, pour actualiser sans cesse le miroir entre fiction et réalité, en profiter pour dire que le fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux fois reste pourtant toujours le même.
Le Léthé est le premier chapitre d’un travail en trois parties qui sera suivi d’un Achéron et du Styx, deux autres fleuves allégoriques souterrains. L’ambition de ce projet est de penser des images dans la perspective d’une « installation », in situ comme on dit, pas tant pour s’improviser street artiste mais plutôt pour se rapprocher de l’esprit du land art : s’inscrire dans le réel, le modifier un bref instant, se mêler aux hasards des regards de passants et court-circuiter les modes de diffusion classiques. Voilà ce que je couchais sur le papier en guise de vœux pour plus tard. Dans la réalité tout cela eut un prix…
Tout d’abord, il fallut environ deux ans pour obtenir toutes les autorisations nécessaires : « on expose pas comme ça dans la ville », ce que l’on m’a dit dans les bureaux pour jauger ma motivation. Soit. A qui faut-il demander ? Commencer par une Mairie, expliquer, convaincre, parler d’art en temps de crise… Puis l’administration, celle de Kafka, un Léviathan pour un léthé, quoi de plus normal après tout : préfecture de police, service de communication de la ville, service de la voirie, service des canaux, de la police fluvial, à quoi il faut encore ajouter les organismes indépendants propriétaires des lieux choisis : sncf, edf etc… Deux ans donc. Vient le grand jour de l’installation. Louer un grand camion, demander aux amis de se lever un samedi matin, dégoter un cordiste, penser à assurer tout son monde. Le grand jour il pleut, un vrai déluge, une partie de l’équipe des amis reste au lit pensant que l’autre se lèvera, en attendant 85m2 de bâches et de Dibond attendent sous la douche de Septembre. Pas grave : rattraper le retard et ajouter un dimanche au samedi pour tout accrocher. Après 48h sous la pluie, les vents, le froid, nous sommes Lundi, l’heure d’en profiter pensais-je, erreur : une tempête s’abat sur Paris, mettant à terre la moitié de l’exposition. Il faudra une semaine entière pour tout réparer.
Le week-end dernier il faisait beau, j’ai voulu contempler mes efforts, enfin. A ce détail près que d’une exposition publique l’on se doit de jouer le jeu des regardeurs, celui de la confrontation avec les autres, tous les autres et pas seulement ceux qui aiment les images… Ceux-là ont la délicatesse de sourire avec les yeux, déambulent et me remercieront d’un silence bienveillant, je suis un anonyme parmi eux. D’autres, ceux que j’ai dérangés, vont jusqu’à me retrouver sur les réseaux, pour m’insulter, me dénigrer, d’autres encore profitent de ce que je suis parfois sur les lieux pour nettoyer tags et coupures pour m’aborder : « ça veut dire quoi ? », la question m’est posée à froid, le ton est inquisiteur, souvent, curieux et innocent plus rarement, et moi d’expliquer les épaules basses : « c’est un itinéraire photographique qui commence là et finit là, ça raconte l’histoire d’un couple mais on pourrait aussi dire que, etc…», les explications ne suffisent pas : « ok, ok mais sinon : ça veut dire quoi ? », et pendant que je réponds aux sceptiques il arrive aussi que des iconophobes, des vrais, s’attroupent, me toisent, et finissent par lancer : « c’est vous « l’artiste » ? heu oui… Je voulais vous dire : c’est honteux monsieur, qui vous a permis ? un véritable scandale, virez-nous ça de là et séance tenante! ».
Je voulais voir mes songes se refléter dans la réalité, comme un miroir tendu entre tangible et fuyant, trace et oubli, air et eau, land et art ; avec les rafales de vent sur Paris, les nuits noires où personne ne les surveille, peut-être que quelques uns en auront profité pour échanger de place. Le Léthé est ce fleuve des enfers de la mythologie grecque ».
Paris, le 20 Septembre 2015.
« While photography is made to talk about “traces,” I wanted to spread the remaining traces of a painful story along a stretch of water. Lethe is the first chapter in a three-part work, to be followed by Acheron and Styx, two other allegorical subterranean rivers.
It took about two years to obtain the necessary authorizations: “exhibitions like this are not done in the city,” officials told me to gauge my motivation. All right. So whom do I ask? Start with the town hall of the arrondissement, explain, make your case, talk about art in times of crisis… Then approach the administration, the police department, communications department, road services, canal services, the river police, to which one must also add independent agencies that own the selected sites: the national railways, electricity supplier… It took two years. Then came the big day to mount the installation. On the big day it rained, a real downpour, half the friends on my team stayed in bed hoping that the other half would get up. In the meantime, 85 square meters of tarp and dibond were sitting under September showers. No big deal: we catch up by working through Saturday and Sunday to hang it all up. After 48 hours of rain, wind, and cold, comes Monday, time to sit back and enjoy it, I thought. Big mistake: a storm hit Paris, tearing down half the exhibition. It took another week to replace everything.
The sun came out last weekend, so I wanted to finally contemplate the fruit of my efforts. Except that at a public exhibition one must interact with the viewers, that is one must confront others, all others and not just those who like images… The latter are kind enough to smile with their eyes, stroll by, and thank me with benevolent silence. Some, whom I rubbed the wrong way, go out of their way to find me on the web, to insult me, drag me through the mud, while others take advantage of my presence, as I remove tags and mend tears, and accost me: “what does that mean?” The tone is often challenging, more rarely curious and innocent, and I explain to them sheepishly: “this is a photographic itinerary that starts over there and ends over here, it tells the story of a couple but one could also say that… etc.” The explanations are not enough: “ok, but other than that, what does that mean?” And while I answer the skeptics, sometimes the iconophobes, those who mean business, flock around, eye me scornfully, and finally let it out: “so, it’s you the ‘artiste’? Well… You listen to me: this is a disgrace, who gave you permission to do this? It’s an absolute outrage, get this out of here right this minute!”
I wanted to see my dreams reflect in the reality as in a mirror held up between what is tangible and what is fleeting, between trace and oblivion, air and water, land and art. With gusty winds lashing Paris, on dark nights when no one is watching, perhaps some of them might take the chance to trade places. Lethe is that river of the underworld in Greek mythology. »
Paris, September 20th, 2015