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De 2022 à 2025, je documenterai les 11 réserves de la première nation Innue.

Texte de présentation :

Nitassinan, c’est le nom que donnent les Innus à un territoire, le leur, qui s’étend des rives du Fleuve st-Laurent aux confins des régions boréales de l’est canadien. Depuis au moins 10 000 ans cette première nation d’Amérique y habite, non sans mal : tributaire des mouvements migratoires des caribous, de la vie nomade dans la toundra, des contingences du froid arctique, des incendies dantesques, des fâcheries parfois sanglantes avec leurs cousins régionaux. Eux-mêmes le disent, ce territoire est rigoureux et sauvage, ce peut être l’enfer du vert l’été, ou l’enfer du blanc l’hiver. Pourtant Nitassinan est riche, riche en gibiers, bois, minéraux, le paradis des bêtes, des hommes et des esprits, à tel point que tout le monde, littéralement, l’a désiré ce territoire, depuis l’ère glaciaire jusqu’à nos jours… Il faut dire que la maison Innue est effectivement berceau des richesses élémentaires : avant tout flux d’eaux et de terre, c’est aussi un carrefour pour les troupeaux et les meutes qui les suivent, un havre migratoire rempli de mousses, de lichens et de bourgeons. Surtout, et pour son malheur, elle est une tête de pont entre les hommes et ces innombrables promesses, et si au départ leurs profusions ne génèrent que frictions entre les innus et leurs cousins : les inuits au nord, les Cris à l’ouest ou les Micmacs au sud, elles attirent bientôt les loups de l’est, ces loups qui parfois sont des hommes.

Entre nomades, maîtres de l’oralité et des tabacs, et sédentaires, maîtres de l’imprimerie et des farines, on le sait, le contact se fait dès le 10ème siècle, les Innus sont alors l’une des premières nations nord-américaines à rencontrer des voyageurs blancs : d’abord les Scandinaves, puis les Basques, les Portugais, les Français, et enfin les Britanniques. L’histoire s’accélère ensuite. En accueillant ces nouveaux arrivants, des échanges plus ou moins équitables se créent sur deux ou trois générations, il y a de la place pour tout le monde sur Nitassinan, et puis les européens aiment les fourrures, les payent cher. Assez vite, les Innus passent de la liberté fondamentale du chasseur aux contraintes étriquées du trappeur. Les espaces se réduisent. De plus en plus les effets de cette chasse excessive poussent les innus sur la côte du Saint-Laurent, au contact des comptoirs, les missionnaires et les commerçants en profitent, multiplient les arnaques, les évangélisations, et quand l’industrie forestière ajoute à leurs exils, Nitassinan, déjà, n’est plus que peau de chagrin. En 300 ans à peine, la société innue est alors considérablement désorientée et affaiblie, mais au 19ème siècle, c’est l’estocade : la fin des guerres entre empires coloniaux, et le déclin de la traite des fourrures rendent la coopération avec les autochtones moins nécessaire. Les Innus, anciens alliés des français, sont alors considérés par les autorités britanniques comme des sauvages, des animaux à civiliser. En 1876 « la loi sur les indiens » est voté : il s’agit « d’encourager » les autochtones à devenir des citoyens canadiens à part entière, on leur interdit cérémonies traditionnelles, costumes, et jusqu’à pratiquer leur propre langue. En point d’orgue de cette politique assimilationniste savamment orchestrée, un programme de pensionnats est lancé, contraignant tous les jeunes autochtones âgés de 7 à 15 ans à fréquenter une école catholique souvent à des centaines de kilomètres de leur lieu de vie et dont le but avoué est de les couper le plus possible de leurs racines. Les conditions de vie y sont terribles : au manque de nourriture s’ajoute les transmissions de maladies, le travail excessif, les brutalités, les viols, beaucoup raconteront les humiliations, les effets personnels confisqués, les cheveux tondus, les noms remplacés par des numéros, on estime à environ 6000 enfants morts dans ces établissements entre 1921 et 1965.

Après la seconde guerre mondiale la dépendance croissante des Innus à l’égard des services gouvernementaux et de l’aide sociale les contraints de demeurer à proximité des anciens comptoirs qui sont depuis devenus des villages puis officiellement des réserves. Comme chez leurs cousins des États-Unis, à ce moment-là, les Innus vivent dans des taudis et inspirent le mépris. Autrefois chasseurs fiers et indépendants, le manque d’estime de soi et l’inactivité forcée entraînent alcoolisme, suicides et négligence à l’égard des enfants. L’acculturation issue du colonialisme, des différents gouvernements, de l’église et du consumérisme Nord-Américain semble vertigineuse. Pourtant, des traditions subsistent, des collectifs, des artisans et des artistes perpétuent un savoir millénaire, et, tant bien que mal, les musées et les festivals sont conçus avec l’espoir de perpétuer l’esprit des anciens.

Aujourd’hui, dans un climat de réconciliation nationale, le « peuple rieur », force à nouveau son destin et multiplie les initiatives politiques, économiques et sanitaires pour reconquérir son identité, son territoire et ses droits. Partout cela se voit, dans les communautés de nouvelles maisons, édifices administratifs, écoles, centres sportifs, commerces, entreprises forestières, pourvoiries, centres d’hébergement touristique, unités de pêche sortent de terre. Les programmes linguistiques, éducatifs, et traditionnels se développent dans une énergie folle, on danse et on chante toujours chez les innus… C’est pour documenter ce nouvel élan, mais aussi témoigner de l’immense chemin qui reste à parcourir que depuis plusieurs mois, je sillonne les 11 réserves du Nitassinan. D’abord basé sur le portrait, ce projet explore par le visage « l’identité » contemporaine des innus et les infinis degrés de métissage qui existent dans les communautés qui s’articulent tout le long du fleuve Saint-Laurent. Il est aussi la possibilité d’archiver l’évolution de l’urbanisme des réserves, l’exploitation du territoire alentour, sa dégradation biologique et climatique, et de décrire par l’image la pratique ancestrale des traditions (chasse, pêche, religion, coutumes et artisanats).

Les 11 réserves : Mashteuiatsh (Pointe-bleue), Essipit (les Escoumins), Pessamit (Betsiamites), Uashat mak mani-utenam (Sept-Îles), Matimekosh (Schefferville), Ekuanitshit (Mingan), Nutashkuan (Natashquan), Unamen shipi (la Romaine), Pakua shipi (st-Augustin), Natuashish et Sheshatshiu.

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